4 traits essentiels des relations internationales révélés par le scandale FranceLeaks.
Ce matin, en ouvrant les journaux, les Français découvraient étonnés que nos alliés américains ne se contentent pas d’espionner leurs concitoyens. Les dernières informations en provenance des documents Wikileaks font état d’écoutes répétées jusqu’au sommet de l’État français. On apprend ainsi en lisant Libération que la NSA espionnait plusieurs personnes proches du pouvoir, et qu’elle avait particulièrement suivi les trois derniers locataires de l’Élysée. Les informations révélées ne sont finalement pas exceptionnelles, et on se demande parfois si la grande agence de renseignement américain ne s’est pas contentée de lire les journaux nationaux. Si ce n’est pas le cas, peut-être que le contribuable américain pourrait y voir une raison supplémentaire de lui couper les vivres.
Plus important, l’affaire nous révèle aussi quatre traits essentiels des relations que les États-Unis entretiennent avec ses alliés.
Premièrement, Raymond Aron avait raison. Les relations entre États ignorent la morale et ne sont commandées que par l’intérêt et le calcul. La distinction entre l’ami et l’ennemi dans le champ des relations internationales n’est motivée que par l’opportunité, et les alliés d’aujourd’hui, parce qu’ils sont potentiellement les ennemis de demain, suscitent autant de défiance que l’ennemi désigné. On peut même ajouter, avec John Mearsheimer, que cette attitude de défiance de la part d’un État vis-à-vis d’un autre pourtant « allié » est inhérente à la « grande politique » : en l’absence d’autorité centrale dans l’ordre des relations internationales pour assurer la sécurité de tous, l’État, en cherchant à sécuriser ses intérêts face à des concurrents armés aux intentions souvent opaques, est poussé à l’agression envers les autres États : « Cette situation, que personne n’a consciemment voulue ou construite, est authentiquement tragique. Les grandes puissances qui n’ont pas de raison de se battre entre elles, c’est-à-dire qui ne cherchent qu’à survivre, n’ont cependant pas d’autre choix que de dominer les autres États dans ce système. »1.
Deuxièmement, les relations entre États ne se font pas d’égal à égal, comme dans la vieille conception westphalienne des relations internationales. Les États-Unis, en tant qu’hyperpuissance, dominent la scène mondiale, et leur « grande stratégie » vise essentiellement à maintenir cette domination. Pour se faire, Washington a adopté une démarche en général désignée sous le terme RMA (Revolution in Military Affairs ou révolution dans les affaires militaires). Selon Saida Bedar,2, « la révolution dans les affaires militaires intervient quand les interactions entre l’industrie et la guerre aboutissent à une innovation technique dont l’ampleur bouleverse la configuration des rapports sociaux dominante au sein du système mondial ». Quelle est cette innovation suffisamment disruptive pour bouleverser la relation entre les États-Unis et le reste du monde ? « Ce n’est pas dans l’ère géo-économique que nous entrons, mais l’ère de la géo-information ». Se maintenir au-dessus du lot commun des nations ne suppose donc pas la domination économique, mais d’abord de gagner la guerre de l’information. C’est cette guerre de l’information qui est à la source de l’« autisme stratégique américain » (Alain Joxe) et a abouti à la société de surveillance généralisée. En effet, face à la déterritorialisation des menaces et à la mondialisation des échanges, y compris criminels, l’un des principes RMA appliqué au sommet de l’État américain est d’atteindre et de maintenir la supériorité absolue dans le domaine de l’information3. Avec la guerre de l’information, dont la guerre contre le terrorisme est une modalité, nous sortons de la guerre « à la Clausewitz » qui met en scène des limites claires entre amis et ennemis, alliés et adversaires, relations d’État à État. Puisque les frontières deviennent floues, les relations entre alliés changent de nature : à la confiance mutuelle succède la servitude et la défiance. La guerre que les États-Unis mènent pour se maintenir suppose en effet de maintenir le gap technologique entre eux et les autres nations, le tout en gardant une longueur d’avance en matière de renseignement. Il ne faut pas s’étonner de voir à l’œuvre aujourd’hui un État devenu paranoïaque au point d’espionner ses propres concitoyens et de n’accorder aucune confiance à ses supposés alliés.
Troisièmement, la réaction de la classe politique française restera gravée dans les mémoires comme un monument d’hypocrisie. Alors que la gauche a fait voter une loi sur le renseignement liberticide, et que la droite n’a rien trouvé de mieux que de renchérir lors de sa discussion devant le parlement, elle se scandalise d’être la victime d’un dispositif comparable, même si à échelle internationale, on ne voit pas bien ce que peut reprocher un Sarkozy ou un Cazeneuve à l’État de surveillance américain. Peut-être jalousent-ils son efficacité ? Encore une fois, quand il s’agit de fliquer le citoyen ordinaire, tous les coups sont permis, et c’est moral parce que l’État omniscient, impartial et juste – ou plus exactement ceux qui l’incarnent – sait ce qui est bon pour nous. Inversement, quand la nomenclature à la tête du pays se découvre épiée, elle crie au scandale.
Quatrièmement, dans la guerre de l’information que se mènent les États, y compris contre leurs propres populations, le citoyen ordinaire a un allié de taille en Wikileaks, y compris contre ses propres dirigeants. L’espace de quelques instants, le rapport de force entre individu et États de surveillance s’inverse. En levant un coin du voile sur la déraison d’État, que celui-ci soit dominé ou dominant sur la scène internationale, Wikileaks donne un aperçu des vrais rapports de force qui animent le monde politique, ce jeu à somme nulle où l’individu sort toujours perdant.